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02/04/2011

Le dernier roman de Kossi Efoui

 

 

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L'ombre des choses à venir

Kossi Efoui

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Le dernier roman de Kossi Efoui s'ouvre en exergue sur une citation d'Imre Kertész qui annonce le propos : « Le suicide qui me convient le mieux est manifestement la vie. » Si la parole est implacable et lucide, elle n'est pas désespérante : c'est une parole de vivant.

Vivant l'orateur que les ombres grignotent dès la première ligne. « Les ombres ont rapidement pris la place des murs. Le plafond, mité par les ténèbres, est le couvercle d'un trou. » Et c'est de ce trou que va sortir la voix de l'orateur, seul dans une pièce-cellule, et qui attend le signal qui lui permettra de s'échapper de cette vie-ci et de prendre la fuite : un saut dans le vide.

Dans ce roman remarquablement construit et maîtrisé, l'orateur d'une vingtaine d'années, recolle sous forme de chemin de croix en douze stations (premièrement, deuxième... douzièmement) les morceaux d'une vie brisée, lacunaire, effacée par un inexorable système : enfant, des temps d'Annexion l'ont privé d'un père saxophoniste déporté dans la Plantation, « momentanément éloigné ». Il a alors cinq ans. Sa mère, détruite par cette disparition, disparaît à son tour dans une maison de repos. Puis, au temps d'Annexion et de Dispersion succèdent ceux de la Renaissance. Le père rentre, méconnaissable, privé de sa voix, privé de son instrument de musique et ne parlera plus jamais sinon pour gazouiller la langue des oiseaux. Ikko, «l'enfant de mille personnes » devenu administrativement le frère de l'orateur, ébranlé par l'Épreuve de la Frontière, disparaît lui aussi dans un établissement spécialisé dans la récupération des plus faibles où il n'écrit plus que des signes d'oiseaux, seule écriture qui puisse survoler le langage de bois d'un système verrouillé. L'orateur, étudiant prodige de l'institution Fer de Lance d'un état providence, sait que ce silence organisé est un masque lourd, lui dont la face sur la seule photo qu'il a de lui et son père est le visage en creux d'un masque retourné.

Nous pourrions croire qu'il s'agit de folie : folle la mère, fou le père mutique, fou Ikko et ses écritures volatiles, mais il s'agit surtout de voix confisquées et de la nécessité d'en réinventer une autre face à la tyrannie tranquille imposée par la collectivité. Ce sera une langue d'oiseau : oiseau, la mère « demandant à sortir de sa nature humaine par une opération chirurgicale qui la transformerait en oiseau », oiseau le gazouillis émis par le père au retour de  la Plantation , oiseau l'écriture calligraphique d'un autre ciel d'Ikko qui confie à l'orateur : « Cette case n'est pas de ce monde, mais je suis ravi de partager le voisinage. » Et la dimension tragique du roman prend toute son ampleur car voler de ses propres ailes comporte un risque : les eaux autrefois de quartz et de clair phosphore sont devenues glaise et boue. Gomme noire. Et l'oiseau peut se retrouver si il n'y prend garde, englué dans une gangue de boue qui peu à peu bouchera ses pores et comprimera son souffle jusqu'à la mort.

La question du roman est celle d'un choix : celui de la lucidité. En leitmotiv, en cercles concentriques revient le tranchant du regard scalpel de l'orateur qui, habitué par le silence d'un père mutique à traquer le sens, a appris à lire les arrière-pensées dans le moindre pli du visage. Notamment celui de son mentor officiel qui lui apprend si bien à penser dans le mensonge bienveillant généralisé « il ne faut pas désespérer, Faut faire jouer la loi, sûr qu'il y a un moyen de faire jouer la loi », qui lui apprend à faire taire ses mots personnels « un lapsus sans conséquence, mais quand même, le mot guerre, quand même », à faire taire par médicamentation les cauchemars de ses nuits, toutes ses insomnies vomitives où la réalité de son existence ne se digère plus. Mais l'orateur ne s'abuse plus et comprend qu'il doit boire jusqu'à la lie « Bois tout ça. Ça fait cracher l'amertume. »

Heureusement, il y a les faces amies : Maman Maïs et sa phrase talisman « Personne n'est à l'abri d'un miracle » qui recueille le narrateur momentanément orphelin alors que tout semble le déserter, Axis Kémal le libraire des Livres Anciens aux multiples ressources et ses garçons à hauts talons et aux yeux peints qui se donnent des noms de filles, le jeune homme de la Confrérie sans Nom, un va-nus-pieds pour qui la question « n'est pas de vivre comme si on allait mourir demain mais de vivre comme si on était déjà mort. Et tout devient possible », les hommes-crocodiles qui ont marié leur odeur d'humain à celle des prédateurs et bravent les barrières de la mer... Tous ces visages amis recomposent le passé évidé de l'orateur et lui redonne chair, chaleur et souffle, et l'élan nécessaire qui lui permet d'oser ce saut dans le vide.

Roman de la dignité de l'homme, de son humilité magnifique et dérisoire, de son essentielle résistance qui est de dire quand tout autour oblitère le langage et de faire jaillir la parole de vie du couvercle d'un trou. Magnifique.

 

Florence R.

 

L'ombre de choses à venir, ed du seuil, février 2011

 

A signaler: Kossi est l'invité de A voix nue du lundi 4 Avril au 8 avril sur France Culture de 20h à 20h30

19:07 Publié dans écrivains | Lien permanent | Commentaires (1)